Ultra Laborans est une agence d’exploration et de conseil experte des transformations du travail et de l’entreprise. Nous sommes convaincus que nous pouvons collectivement réécrire un imaginaire du travail enthousiasmant et désirable, pour les salariés comme pour les entreprises. Nous croyons au pouvoir transformant des entreprises dans le développement d’un nouveau modèle économique engagé pour la justice sociale et la redirection écologique. Cet article est le premier d’une série consacrée aux métamorphoses des territoires et du travail, dans laquelle, faute de solutions toutes prêtes, nous spéculons sur leurs futurs, avec les moyens du bord. Au menu de cette série : sciences sociales… et science-fiction.

Comment consolider l’habitabilité des territoires ? Comment les rendre résilients aux évènements météorologiques extrêmes, aux pénuries énergétiques et alimentaires ? La question des inévitables transformations du travail nécessaires à cette résilience est encore rarement abordée.

Si on entend le travail au sens large, comme “activité organisée par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes”(1) , c’est à la fois la nature du travail et son organisation qui sont amenées à se transformer. Le Shift Project nous donne une idée de l’ampleur du défi dans son Plan de Transformation de l’Économie Française : “12 millions d’emplois à temps plein, soit près de la moitié de la population active française”, seraient concernés par cette mutation économique et écologique.

Pourtant, toutes les activités qui participent aujourd’hui à la régénération des territoires ne sont pas considérées comme du travail (ex. recours au bénévolat dans le milieu associatif)… Par ailleurs, la notion même de territoire, définie comme “portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux”(2), peut sembler vague : parle-t-on d’un territoire politique, économique ou social ?

Les rapports ambivalents entre travail et territoire

L’idée que le travail est un facteur d’aménagement du territoire n’est pas nouvelle. Dans les années 1990, l’État finance le développement de télécentres — des espaces ruraux dédiés à l’accueil de télétravailleurs. Une stratégie qui s’appuie sur un double pari : 1) le travail à distance est voué à se développer massivement 2) la redistribution géographique des travailleurs amènera un nouvel équilibre entre villes et campagnes. Trente ans et une pandémie plus tard, le pari s’avère gagnant sur le premier point, puisque la proportion de télétravailleurs est passée de 7% à 38% des salariés entre 2006 et 2022 (3). Mais le télétravail reste une pratique à temps partiel qui implique un retour régulier au bureau. La diffusion du télétravail ne s’est donc pas encore accompagnée du rééquilibrage attendu des territoires.

Il s’avère plutôt que la diffusion du travail à distance, en faisant éclater l’unité de  localisation du bureau, crée un rapport ambivalent entre travail et territoire. D’un côté, l’organisation du travail s’appuie sur des individus qui sont bel et bien territorialisés : ils ont besoin d’un espace de travail, d’une maison, d’une voiture, d’accès à des transports en commun, etc.  De l’autre côté, sa géographie devient de plus en plus flexible, ce qui participe d’un mouvement de “déracinement” de l’entreprise.

Quelles formes de travail pour ré-aligner les territoires ?

Ce rapport déraciné de l’entreprise vis–à-vis du territoire n’est pas nouveau. Recours à la sous-traitance, chaînes d’approvisionnement globales, délocalisations : l’entreprise évolue dans une géographie éclatée, au-delà des frontières administratives.

Pour Hervé Brédif (4), la raison pour laquelle la notion de territoire est difficile à cerner s’explique justement par une multiplicité de dimensions qui sont parfois antagoniques. On peut définir les territoires par le prisme politique et administratif (commune, EPCI, région), économique (réseaux de financement, d’approvisionnement et distribution, bassins d’emplois), biophysique (écosystèmes) et culturelle (terroir)... L’enjeu de la réflexion territoriale à l’heure des crises écologiques serait ainsi de faire entrer en résonance ces différentes dimensions sur un même espace géographique.

Dès lors, le travail est-il condamné à se déployer sur des territoires économiques découplés des territoires politiques, ou bien peut-on concevoir des formes de travail capables de réaligner entre elles ses différentes dimensions ?

ICI Montreuil

Ces lieux de travail qui font territoire

Si les télécentres sont tombés en désuétude, d’autres formes de tiers-lieux se sont développées depuis les années 2000, avec le soutien de l’Etat et des collectivités territoriales. Des lieux qui peuvent s’inscrire dans des projets de territoire où économie, écologie, culture et politique s’imbriquent. Les Grands Voisins ont ainsi fait figure d’exemple inspirant dans le milieu de l’occupation temporaire : un tiers-lieu de 3,4 hectares où cohabitaient des activités commerciales allant de l’atelier d’artisan à la startup en passant par la culture de champignons et l’alimentation en circuit court, de l’hébergement d’urgence et une vie culturelle dynamique… Des formes de travail aussi diverses que le salariat, le freelancing, le bénévolat, l’artisanat, la création artistique contribuaient chaque jour à “faire territoire” à l’échelle d’un petit quartier.

Travail précaire et fabrique du territoire

Qu’il s’agisse des Grands Voisins ou de bon nombre de tiers-lieux urbains comme ruraux, ces lieux où s’inventent des projets de territoire “alignés” s’appuient sur des associations et des entreprises de l’économie sociale et solidaire dont les modèles économiques dépendent largement de formes de travail précaires échappant aux catégories classiques de l’emploi : bénévolat, stages ou encore missions de service civique y jouent un rôle essentiel pour créer de la valeur sociale et environnementale. Alors, à quoi pourrait ressembler une division du travail plus équitable, permettant de “faire territoire” à la fois sur le plan politique, économique, culturel et écologique ? Suite aux prochains épisodes…

(1) Thomas Coutrot & Coralie Perez, Redonner du sens au travail (2022)

(2) Thierry Paquot, 2009, Qu’appelle-t-on un territoire ?, Le territoire des philosophes, La Découverte, 9-27

(3) Rapport Morel-A-Lhuissier / baromètre Malakoff Humanis 2022

(4) Hervé Brédif, 2021, Réaliser la Terre - prise en charge du vivant et contrat territorial