Edith Maruéjouls est spécialiste de la géographie du genre. Elle intervient depuis vingt auprès des collectivités territoriales en tant qu’experte de l’égalité des genres dans l’espace public. Elle participe également à la création du réseau Mixité, Parité, Genre qui travaille sur les inégalités de genre liées aux loisirs. Edith Maruéjouls nous fera part régulièrement de ses connaissances et des enseignements clé de ses retours d’expériences dans les colonnes de Ville Hybride.

On entend souvent que les femmes sont invisibles dans l’espace public des quartiers populaires, sous-entendant qu’elles ne sortent pas ou peu. Or c’est faux : les études et observations montrent qu’elles y sont autant présentes que les hommes. Elles n’ont pas tellement le choix d’ailleurs…

Des spécificités sociale et économique peu prises en compte

En charge de 80% des tâches domestiques et familiales, ce sont elles qui portent, poussent, traînent, accompagnent, marchent, jouent, etc. Par ailleurs, elles représentent 90% des familles monoparentales. Lorsqu’elles sont salariées, elles constituent la grande majorité des travailleurs précaires (emploi à temps partiel, horaires décalés, etc.). De plus, une femme sur deux qui vit dans les quartiers populaires est en « inactivité » selon l’INSEE, et donc « sortie » du marché du travail. Hors, ces spécificités fortes, qui ont des incidences très concrètes dans leur vie quotidienne, les amenant à prendre en charge des tâches que les hommes assument moins, ne sont pas du tout intégrées dans la façon de penser les espaces publics. Entrainant de fait des inégalités fortes avec les hommes.

C’est ce qui fait d’elles des habitantes aux pratiques bien différentes de la majorité des hommes. Elles assument de fait des questions de politique publique à travers ce que l’on peut encore appeler « la condition des femmes » : pauvreté, articulation des temps sociaux, accès aux droits communs, mobilités contraintes et citoyenneté. Quel que soit leur statut (jeune femme, femme mère, femme travailleuse, grand-mère, femme âgée), elles utilisent régulièrement l’espace public pour des usages très divers.

Privilégier les espaces de rencontres

D’après nos observations réalisées lors d’une mission d’immersion dans un quartier populaire de ville moyenne,« les commerces sont des points de chute importants dans les mobilités des femmes. Le marché hebdomadaire ne fait pas exception et concentre trois fois plus de femmes que d’hommes. Les espaces de rencontres et de discussions (sorties d’écoles, squares, espaces de convivialité) sont également des lieux privilégiés par les femmes car ils constituent des espaces de rassemblement et d’appropriation de l’espace public (1). » Or, ces usages sont très peu pensés et pris en compte dans l’aménagement des espaces publics urbains. Leurs trajets, leurs lieux de possible fixation, leurs besoins, leurs freins et contraintes font très rarement l’objet de diagnostics ciblés. Encore trop souvent, l’image projetée de l’usager de la ville est celle d’un homme blanc se déplaçant seul, allant au travail le matin, actif et sportif.

En témoigne le diagnostic d’usage réalisé avec des femmes dans le quartier évoqué plus haut : « à l’heure actuelle, les nombreux chemins du quartier ne sont pas réellement accessibles aux personnes à mobilité réduite ou aux personnes avec des charges (poussettes, caddies, chariots, etc.) :

=> Les grandes connexions : la passerelle est relativement accessible depuis le côté X mais devient périlleuse depuis le côté Y (pente prononcée et craquelure des sols). Depuis l'avenue, l’accès est plus aisé que de l’autre côté, où il faut monter quelques marches dans un parking, le traverser avant d’arriver effectivement dans le quartier. Un autre passage est possible depuis la place du marché ou du côté de la rue mais demande un temps de trajet plus long à pied.

=> Les petites connexions (à l’intérieur du quartier) : elles sont relativement nombreuses et permettent une grande mobilité dans le quartier. Cependant, celles menant au centre commercial (les plus empruntées) sont glissantes par temps de pluie. Par ailleurs, d’autres chemins non conventionnels sont plus empruntés que ceux prévus à cet effet, ce qui atteste de la nécessité de repenser les voies de connexion à la lumière des usages (2). »

La difficulté à constituer un corps collectif dans l'espace public

C’est bien une des causes premières de "l’invisibilité des femmes", mais également des enfants, des personnes âgé.es, des personnes handicapées, des populations fragiles ou plus vulnérables : la difficulté à faire sujet. Le fait de ne pas concevoir d’espaces destinés aux usages des femmes et des filles a comme seconde conséquence l’impossibilité de les « fixer ». On comprend alors que ce qui rend les femmes invisibles dans l’espace public, c’est « leur fuyance », que l’on peut traduire par une mobilité perpétuelle : aller d’un point A à un B (amener un enfant à l’école, faire les courses, rentrer à la maison, etc.). Alors qu’il faudrait concevoir des points d’arrêt, des lieux de sociabilité, des aménagements de parvis (devant les écoles, les antennes de Pôle Emploi, les sites administratifs, etc.). Se dessine alors un autre constat : les femmes ne font presque jamais groupe dans l’occupation de l’espace public de manière spontanée. Corps individuels en mouvement, corps de décors (notamment à travers les publicités dans la rue) mais pas corps collectif, elles peinent à exister en tant que groupe social de genre. Les femmes et les filles composent pourtant 52% de la population française et seulement 2% des noms de rue, statues, ponts, équipements, etc (2).

Les aménagements conçus sans leur expertise et hors de leur quotidienneté les excluent parfois même d’espaces pourtant largement appropriés des habitants. Certains aménagements ont suscité des interrogations de la part des habitantes :

=> le retrait de la piscine et l’aménagement d’un espace de street workout : la piscine - qui était largement utilisée par les habitant.es (surtout les femmes et les enfants) - a été retirée pour mettre à la place des structures sportives dites de street workout. La fréquentation des lieux a drastiquement baissé : "j’ai vraiment pas compris pourquoi ils l’ont fait parce que personne ne l’utilise", "les mamans du quartier de la piscine n’ont rien, elles viennent chez nous".

=> des nouvelles structures de jeux pour enfants : du côté X, le nouveau square pour les enfants ne possède pas d’espace ombragé, hors, par temps ensoleillé, les jeux deviennent rapidement impraticables. De plus, les bancs sont insuffisants pour assurer le confort de la surveillance des enfants. Du côté Y, le square n’est pas équipé d’assises. "Les habitantes utilisent le muret du parking du secours populaire ou la table de ping-pong pour s’asseoir".

=> des nouvelles formes de bancs non adaptées : la forme ainsi que la matière des nouveaux bancs n’assurent pas un confort suffisant et empêchent de fait une utilisation longue de l’espace : "les bancs qu’on a, ils sont pas confortables" (3).

Les femmes ne sont donc pas invisibles dans l’espace public mais sont rendues invisibles et surtout transparentes. Elles ne constituent pas un sujet dans l’espace public dont on prend en compte les besoins spécifiques. Ce qui représente la première des grandes inégalités.

(1) Extrait d’une note de mission d’immersion sur un espace public, Bureau d’études L’Atelier Recherche Observatoire Egalité, Octobre 2022

(2) idem

(3) idem