La pandémie, l’urgence climatique et écologique sont autant de crises qui bouleversent nos modes de vies et la façon dont nous vivons dans nos territoires. Notre vision de la réalité est perturbée par des évènements de toute nature, complexes à décrypter. Et sans doute nous font-ils perdre de vue les éléments objectifs qui transforment nos territoires. Nos clés de lecture sont-elles encore pertinentes ? Nous avons exploré ces questions avec deux penseurs incontournables de la ville contemporaine : Jean-Laurent Cassely, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages d’analyse sur la ville, et Carlos Moreno, chercheur et initiateur de la ville du quart d’heure

On a l’impression, Jean-Laurent Cassely, que vous parlez de la ville telle qu’elle est. Et vous Carlos Moreno, de la ville telle qu’elle devrait-être. Etes-vous d’accord ?

Jean-Laurent Cassely : Je ne suis pas un urbaniste qui agit sur la ville. Je suis un observateur mais aussi un chroniqueur de la ville. J’applique des méthodes journalistiques, je vais sur le terrain, j’interroge des gens, je prends des photos, je documente la réalité sociale et urbaine contemporaine. Mais j'ai aussi à cœur de faire émerger certains phénomènes et signaux faibles et de faire dialoguer cette réalité concrète de terrain avec les grands auteurs de la pensée urbaine. Je me définis souvent comme journaliste et essayiste, tout en essayant d’aller un peu plus loin que le journalisme.

Carlos Moreno : Je ne suis pas non plus urbaniste ou architecte. Je suis un chercheur venant des mathématiques et de l’informatique passionné par les villes. Depuis 15 ans, je me consacre à analyser la problématique urbaine et territoriale à travers les usages. Je me suis intéressé au design de service, comment les usages peuvent transformer notre manière de vivre. Ayant compris les effets ravageurs des effets climatiques causés par notre mode de vie, celui de l'anthropocène, celui d’une ville émettrice de CO₂, il m’est apparu logique de se poser la question de manière très systémique, transverse,  sur nos manières de vivre, notre rapport au temps utile, pour penser effectivement la ville de demain.

Evoquons les grandes tendances qui irriguent nos territoires. Deux ans après le début de la pandémie, les déménagements de région à région ne seraient pas plus nombreux qu’avant la crise. A-t-on fantasmé l’exode urbain ?

C. Moreno : Statistiquement, il n’y a pas de déferlement massif de gens qui partent vivre à la campagne. Et parmi tous ceux qui souhaiteraient vivre une autre vie plus au vert, tous ne le feront pas. Parmi ceux qui semblent quitter la ville, il y a aussi une partie de bi-résidentiels qui vont vivre à cheval sur les deux zones. Par contre, il y a un peu partout hors des grandes métropoles des maires qui cherchent à offrir de nouveaux services, de nouvelles activités dans leurs centres pour les rendre plus attractifs, mais pas seulement pour d’éventuels nouveaux arrivants.

J-L. Cassely : On en fait des tonnes sur la question de l’exode urbain effectivement mais c’est, je pense, en partie dû au fait que les médias adorent les signaux faibles. Évidemment, les chercheurs nous disent de ne pas nous emballer. Cependant je crois au pouvoir des imaginaires et des symboliques et je trouve que dans cette nouvelle terminologie post-covid, “exode urbain”, “bi-résidentialité”, se joue un nouveau discours. Des espaces qui étaient jusqu'ici présentés comme ceux faisant la France moche se voient maintenant décrits comme les nouveaux oasis qui offrent une vie de village (très fantasmée en France), à la faveur notamment du télétravail. Là, on tient une vraie tendance.

Carlos Moreno. Crédit photo : Côme Sittler

Constatez-vous un décalage entre la réalité et notre perception de celle-ci ?

C. Moreno : Je considère que l'essentiel des modèles urbains aujourd’hui sont en bout de course. Ce n’est plus vrai que la pauvreté se trouve en périphérie, que la richesse est en centre ville. Les choses sont imbriquées. On produit aujourd’hui de la pauvreté en centre ville, on produit également des conditions d’aisance dans certaines périphéries. Notre regard doit être beaucoup plus transverse aujourd’hui. On ne peut plus penser des dichotomies “centre VS périphérie”, “centre ville VS banlieue”, “zone dense VS zone à faible densité” comme on le faisait hier.
Et ce qui m'intéresse, ce sont les phénomènes d’hybridation urbaines et territoriales, d'hybridation entre la technologie et les usages, hybridation entre les services nouveaux à inventer face à la crise et les services anciens qui arrivent en bout de course, l'hybridation entre entre le besoin de certaines campagnes fécondes et la possibilité des modèles économiques dans la ruralité. Ce processus d’hybridation m’a amené à développer cette notion de polycentrisme urbain, de polycentrisme territorial. Dans les zones très denses, je plaide pour une ville compacte. Dans les zones moyennement et peu denses, je plaide pour ce que j’appelle le territoire de la demi-heure (la mise en commun de services de proximité dont les usagers ont vraiment besoin pour avoir une vie sereine et calme).

"Je considère que l'essentiel des modèles urbains aujourd’hui sont en bout de course. Ce n’est plus vrai que la pauvreté se trouve en périphérie, que la richesse est en centre ville. Les choses sont imbriquées." Carlos Moreno

J-L. Cassely : De manière générale, j’ai le sentiment que la pensée urbaine ces dernières années a été plutôt une discipline des gens des centre-villes qui racontaient comment étaient les périphéries, comment elles devaient s’agencer, etc. J’essaye de faire l’inverse, en partant d’un rond point pour raconter aussi la ville dense, la métropole. Pour que ce ne soit pas uniquement des gens des métropoles qui partent sur le terrain, pour partir de la France des territoires.

Jean-Laurent Cassely, quelle est votre appréciation de la littérature urbaine ?

J-L. Cassely : On est tous d’accord pour dire qu’il y a un problème de définition. La politique de la ville en est une caricature avec un empilement de sigles qui traduisent les différentes politiques. Résultat : on finit par avoir des termes et des découpages administratifs complètement froids qui ne correspondent pas du tout à la vie des gens. On parle de zones denses, de France des territoires, du périurbain en permanence mais personne ne dit “j’habite dans le périurbain". Quand on parle de son lieu de vie, on dit plutôt “je vis dans une maison, dans un appartement, j’ai un jardin, etc.”
On est prisonniers de cette terminologie scientifique et politico-administrative et on a du mal à organiser le territoire aussi parce qu’on n’arrive pas à le définir avec une typologie qui met tout le monde d’accord.

Jean-Laurent Cassely. Crédit photo : Côme Sittler

Quelles alternatives peut-on imaginer ?

J-L. Cassely : Peut-être faut-il essayer d’appliquer une autre grille que celle de densité ou de la taille pour classer les territoires. Dans le livre “La France sous nos yeux”, nous avons essayé de nous baser sur un indice de désirabilité. Nous nous sommes appuyés sur les requêtes de chaque commune sur Wikipedia rapportées à leur taille comme indicateur de désirabilité d’un territoire. Ça a donné une carte qui montre une possible nouvelle hiérarchie des territoires avec une France qui intéresse et une France qui n'intéresse pas. On observe que les villes qui intéressent le plus les internautes sont d’abord les grandes villes, les zones touristiques, les littoraux. Dans la France de l’ombre, on trouve plutôt les périphéries les plus populaires, les couloirs de circulation, les périphéries logistiques.

"Peut-être faut-il essayer d’appliquer une autre grille que celle de densité ou de la taille pour classer les territoires." Jean-Laurent Cassely

A-t-on vraiment une aversion pour la ville ? Comment y répondre ?

C. Moreno : On a trop voulu aménager les villes et on a laissé de côté l'aménagement de la vie dans la ville, le maintien d’une bonne qualité de vie urbaine. Par exemple, peu importe la ville dans laquelle on vit, subir 1 heure de trajet pour une activité professionnelle dont une partie pourrait être faite autrement est attentatoire à la dignité.
Il faut retrouver la topophilie, cela signifie faire en sorte que les gens apprécient le lieu dans lequel ils habitent quelle que soit sa taille. Pour tenter d’y arriver, nous avons développé une ontologie, un modèle des services indispensables, basé sur 6 éléments qui, réunis, amènent un apaisement et une qualité de vie optimisée : un habitat digne (aéré et intime mais aussi dense pour permettre de mutualiser des services); un travail moins pendulaire; l’approvisionnement (avec plus le commerce de proximité et de filières courtes); la santé physique et mentale (avec des dispensaires à moins de 20 min de chacun); l’accès à l’éducation et à la culture; le droit à se prélasser, à flâner (avec de la nature en ville, un air propre, des espaces publics conçus pour les personnes).

Qu’est ce qui se joue dans le retour de la proximité ? Ainsi que dans le souhait de quitter la ville ou de la transformer ?

C. Moreno : Nos imaginaires sont en totale recomposition. On a d’un côté une population française qui vieillit et se rapproche des villes pour avoir accès à des services de proximité plus favorables. D’un autre côté, on a des jeunes, urbains ou non, qui ne veulent pas vivre comme nous et qui veulent donner un autre sens à leur vie. Dans tout ça, je pense que le rêve pavillonnaire et le rêve de la ruralité sont moins importants qu’on le pense. Il faut aussi remettre les choses à leur place quand on parle du phénomène de bi-résidentialité : ça ne concerne qu’une petite catégorie de population qui a le pouvoir d’achat nécessaire pour se payer deux logements. Le problème des territoires, ce n’est pas qu’ils sont inondés de Parisiens mais plutôt de savoir comment ils vont pouvoir réduire la pendularité et rendre la vie des habitants moins tendue.

J-L. Cassely : La nouvelle génération qui investit le périurbain ou le rural va profondément modifier ces espaces. Elle va l’investir différemment par rapport à la génération précédente. Le modèle de la maison de campagne qui implique qu’on est en ville la semaine pour travailler et le weekend à la campagne pour se reposer et faire son jardin est un peu dépassé. Le télétravail a hybridé les territoires. Sur une semaine, on passe plus facilement 3 jours en ville et 4 jours à la campagne. Ces modes de vie importés dans ces espaces périurbains participent à y relocaliser un certain nombre de services, des commerces, des restaurants cools, etc.

Que dit le numérique de notre rapport à la ville ?

J-L. Cassely : Dans tout ça, le numérique nous montre nos paradoxes. On veut partout la ville du quart d’heure ou de la demi-heure, mais on veut aussi la ville en 10 minutes avec Deliveroo, Uber… Et tout le personnel de renfort qui va avec. On veut aussi le village français traditionnel dont on est nostalgique et en même temps, on sait qu’on n’y reviendra pas, notamment qu’on ne peut plus se défaire des GAFAM (ndlr. les 5 géants du numérique mondial Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), de la mondialisation et des besoins et usages qu’ils ont créés. On se pose encore la question de la mise en cohérence de ces envies et de ces pratiques.

C. Moreno : J’adhère totalement à ce que dit Jean-Laurent ! Dans cette vision de la proximité polycentrique, il y a 4 demandes majeures que nous devons maîtriser : la densité, l’exploration de la proximité métrique, la mixité sociale et fonctionnelle et l'ubiquité en faisant de telle sorte que notre ubiquité virtuelle se traduise par la revitalisation de nos lieux.
L’ubiquité virtuelle aujourd'hui désincarne la ville. On a l’impression qu’on a perdu d’avance face au GAFAM et aux BATX (ndlr. les 4 grands géants du numérique chinois Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Il nous reste encore à développer une proximité heureuse dans laquelle le numérique aura sa place.

Quelles traductions politiques peut-on attendre de cette refonte de nos imaginaires ?

J-L. Cassely : Les questions économiques sont un angle mort des discours qu’on peut tenir sur l’exode urbain, les nouveaux modes de vie dans la ville du quart d'heure, la relocalisation et la rupture avec le modèle dominant consumériste. Est-ce que ce mode de vie plus harmonieux peut être financièrement tenable pour tout le monde, pour les gens qui ne télétravaillent pas, qui sont en horaires décalés, etc. ? Une partie de l’occident veut tourner la page de l'hyper consumérisme, des trajets pendulaires, de l’urbanisme très violent. Une autre partie de la population n’est pas vraiment choquée par ces enjeux et veut conserver ses modes de vie d’avant. Je pense qu'il va y avoir une traduction politique de ces clivages et je crains que la période trouble qu’on traverse renforce encore plus ces clivages sur les questions de mode de vie, de rapport à la voiture, de rapport à la consommation…

C. Moreno : Il est vrai qu’aujourd’hui il y a un vrai nœud avec la crise du Covid, la crise écologique et la prise de conscience sur les effets du changement climatique. Je me déplace dans toute la France et j’ai ressenti que la prise de conscience écologique a beaucoup avancé. Les gens s'aperçoivent qu’ils n’ont pas le choix, notamment à cause des phénomènes météorologiques dramatiques qui deviennent récurrents. La nouvelle génération est encore plus traversée par cette prise de conscience.
Ce sont effectivement de vrais points clés qui permettent de réfléchir sur l’avenir et aux décisions politiques qui seront forcément prises à la fin. Je ne m'inquiète pas trop ceci-dit. Si le climat politique à l’échelle national est très tendu, on constate tout de même qu’au niveau local, les gens votent pour des projets qui favorisent des modes de vie plus apaisés.