Je prolonge ici les propos tenus par Jean-Laurent Cassely cette semaine dans Le Figaro "les bobos qui ont façonné le Paris des années 2000 fuient désormais la capitale". Il m'a rappelé une chanson de la Mano Negra des années 1990 "ronde de nuit - Paris la nuit". Et en 1991, c'est à Jacques Chirac, "le baron qui règne à la Mairie", que s'en prend le groupe de musique.

Comme le mentionnait Jean-Laurent Cassely, la "creative class" a investi dans le courant des années 1990-2000 les anciens ateliers et entrepôts de l'est parisien. Il associe, notamment, cette nouvelle catégorie d'habitants à un esprit festif, et leur départ, à un Paris qui deviendrait "ennuyeux".

Paris s'est toujours ennuyée

La crainte d'un Paris qui s'ennuie n'est pas nouvelle. Plus précisément, certains Parisiens ont craint (craignent ?) de s'ennuyer. Le film "French Cancan" de Jean Renoir montre bien l'angoisse de la bourgeoisie parisienne, à la fin du 19è siècle, à l'idée de s'ennuyer. Pour y remédier, elle vient régulièrement s'encanailler au contact des artistes et des ouvriers (à Montmartre notamment et à Pantin où les bourgeois se faisaient détrousser sur les "pentes"=> Pantin). Et plus tard dans les années 1980, c'est à côté de la halle Bouciron (dans le quartier des Groues à Nanterre), que le Paris de la pub et de la mode vient organiser des soirées géantes en plein air.

Avec l'arrivée des "bobos" dans les années 1990, rien de nouveau. Déjà à l'époque, les anciens habitants voyaient dans ces néo-arrivants des habitants assez conformistes et petits bourgeois, aux codes de reconnaissance bien spécifiques, loin de la spontanéïté et de l' "informalisme" de la classe ouvrière (qui aimaient se retrouver autour d'un ballon de blanc à 7h du matin, accoudé au zinc d'un café). Nombre d'articles du début des années 2000, qui commençaient à en revenir de la vision phantasmée de la "creative class", dépeignaient déjà ces nouveaux arrivants en nouveaux "boeufs", qui n'aspiraient qu'à pantoufler le soir devant leur télé. Tendance qui n'a fait que s'accentuer au fil des années : les quartiers animés se normalisaient progressivement, du fait que ces mêmes habitants devenaient parents et demandaient toujours plus de commerces, d'espaces verts et d'équipements.

Cliver plutôt que partager

La première victime de ces aspirations à la normalisation a d'ailleurs été l'école publique, via le contournement de la carte scolaire (dont les Parisiens du nord-est sont les champions toute catégorie), et qui voit chaque année son lot d'établissements fermer leurs portes. La seconde victime  : l'alimentation. Je m'explique. L'aspiration à manger plus sainement est 100% légitime. En faire un signe de distinction sociale et culturelle en est une autre. Dis moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Partager un repas n'a aujourd'hui plus rien de collectif ou festif. C'est plutôt à celui ou celle qui exhibera le produit le plus rare, son érudition sur tel ou tel producteur, dans l'intention de cliver les échanges. Il est loin le repas où le plat n'était qu'un prétexte pour se retrouver et partager ensemble un moment simple, convivial et joyeux :)

C'est cette même aspiration à la normalisation qui en amène certains aujourd'hui à quitter Paris et non pas l'envie de faire de Paris une fête. Cette envie de normalisation est bien sur tout à fait légitime. Elle nuance juste l'idée que l'on se fait des aspirations des "bobos" (qui ne sont au passage pas homogènes tant les écarts de revenus sont importants).

Le Grand Paris : nouvelle frontière de la fête parisienne

Et puis l'ennui qui guetterait le nord-est n'est pas spécifique à ce quartier parisien. Bien avant lui, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés et le quartier latin se sont peu à peu vidés de leur lieu artistique et culturel. En fait, on ne peut plus réfléchir à l'échelle de Paris intra-muros. Le Grand Paris est aujourd'hui sa nouvelle frontière festive et artistique. Mais avec des pratiques moins élitistes que dans Paris intra muros. Entre le supermarché Leclerc de Gonesse (Val-d’Oise), qui fait office de centre-ville où se développe des expressions artistiques ultra-populaires (hip-hop, graff, cosplays, mangas…), le festival Bollywood coloré, dansant et chantant de la communauté tamoule de Stains (Seine-Saint-Denis), le Deux Pièces Cuisine au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) spécialisé dans les musiques du monde, la ferme de la Butte Pinson à Montmagny (Val-d’Oise), sorte d’oasis rural faussement petzouille à 20 minutes de la porte de la Chapelle, la friche de l’ancienne usine Kodak à Sevran (Seine-Saint-Denis), destinée à rester une friche écologique, la Chaufferie à l’université de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), studio de répétition auto-géré par les étudiants, le chapiteau d’André Valverde à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), saltimbanque à la sauce Vitalis d’Hector Malot… les lieux de culture ne manquent pas dans le Grand Paris. Ce qui frappe c’est leur diversité et leur spontanéïté dans leur programmation.

Un autre monde existe

De l’homogénéité de l’offre des guides dits culturels et des réseaux sociaux découle bien sûr l’homogénéité des publics. Les mêmes gens finissent par se retrouver dans les mêmes lieux. Et là commence l'ennui. Hors, l’expérience des arts et des cultures c’est comme une aventure. C’est en se risquant dans ses méandres inconnus que l’on accède à la diversité artistique du Grand Paris. Il offre un décentrement par rapport à ce que l’on est, une bousculade dans nos habitudes prises et nos repères. Pas une pratique consumériste autour de formes homogènes qui entretiennent l’entre-soi. Ça c’est la mort alors que le Grand Paris, c’est la vie ! Aujourd’hui, on est encore loin d’avoir exploré toutes ses facettes. Si « le cœur de Rome bat dans le Colisée » dixit le sénateur Gracchus dans Gladiator, le cœur du Grand Paris bat dans tous ces lieux interstitiels et parfois craspouilles, mais ultra-attachants et spontanés.

S'élargir ou flétrir

Plus qu'une question administrative ou de gouvernance, le Grand Paris constitue la nouvelle bouée de respiration de la ville centre. Plus on retarde son élargissement administratif, plus on reporte les nouvelles dynamiques sociale, culturelle, économique qui pourraient renouveler la ville centre. Avec la fermeture en cours du chapitre social des bobos, et des dynamiques qu'ils incarnent, Paris doit ouvrir un nouveau chapitre de sa sociologie pour espérer se renouveler.