Voilà une décennie qu’on nous vend la smart-city, une ville idéale ultra-numérique,  ultra-servicielle, ultra-rapide, ultra-confortable, ultra-sans effort et forcément ultra-désirable. Pourtant, si les impacts positifs de cette smart-city sont nombreux, que ce soit en terme de gestion de flux ou encore de sécurité, on commence aussi à en voir quelques écueils. Finalement, s’est-on vraiment posé les bonnes questions ? La ville du tout-numérique n’est peut-être pas si souhaitable qu’on le pensait. Que perd-on à donner les clés de nos cités aux GAFAM et aux autres géants du numérique ? On en a discuté avec Kevin Echraghi et Antoine Mestrallet, les fondateurs du Think Tank parisien Hérétique qui tentent de réfléchir à ces questions et proposent des alternatives positives.


A quelles échelles se jouent les impacts des outils numériques sur les villes tels qu’on peut les identifier aujourd’hui ?

Kevin Echraghi : Avec tout le recul qu’on a aujourd’hui, on peut tout à fait dire que le numérique impacte la ville à plusieurs niveaux de manière très évidente.
Pour commencer, la ville est pensée sur des outils numériques. L’interface numérique conditionne les types de formes qu’on peut imaginer.
Même s'il y a eu plein de prouesses architecturales et d’ingénierie réalisées grâce à ces outils-là, beaucoup d’architectes disent aussi que ça limite leur champ de pensées à des carrés, des spirales, des choses déjà pré-programmées par l’outil.
Ces outils numériques sont utilisés par les collectivités, les entreprises et les citoyens, avec à chaque fois des impacts différents selon le type d’utilisateur.

Antoine Mestrallet : À l'échelle citoyenne, on se penche aussi sur les compagnons de navigation type Google Maps ou Waze qui sont devenus nos prothèses, nos guides, les seuls outils qu’on utilise pour se déplacer à l’intérieur de la ville. Le rapport que ces outils entretiennent avec l’espace conditionne donc notre propre rapport à cet espace.
Pour les déplacements véhiculés, Waze pose problème en ce qu’il va indiquer le chemin qui fait gagner le plus de temps à l’utilisateur et, d’une certaine façon, il implique que la ville est pensée de manière machinique.
Ces outils sont pensés pour rechercher l’efficacité, pour accélérer nos déplacements, rendre notre lecture de la ville plus précise et ultra-rigoureuse, plus mathématique et rationnelle. Ils conditionnent la façon dont on arpente nos villes.
Si on y ajoute les autres services qui accompagnent ces outils, comme les éléments de notation, on développe un rapport mathématiquement froid à nos villes.

Quand on parle des effets du numérique sur nos espaces, peut-on se concentrer uniquement sur les outils qui servent à concevoir la ville ou à mapper la ville ?

Kevin Echraghi : Uber, les vélos et les trottinettes en free-floating, ne sont pas à proprement parler des outils qui servent à concevoir la ville ou à la mapper. D’ailleurs, ils ne sont pas tout à fait numériques non plus, mais plutôt des outils physiques rendus possible par le numérique. Toutefois, ils ont bien des impacts réels et négatifs sur la ville à plusieurs niveaux.
Ces outils liés au transport des habitants et au transport des marchandises changent notre rapport à la ville en nous détournant des transports en commun, en changeant le paysage visuel de la ville avec la sur-représentation de voitures noires qui devient, de fait, une des couleurs principales de nos espaces. Leur circulation et leur stockage dans la ville peuvent aussi poser problème avec une sur-occupation des trottoirs par exemple.

Antoine Mestrallet : Le transport de marchandise proposé par des plateformes comme Amazon ou Deliveroo va aussi changer notre rapport à notre ville. D’abord parce qu’ils prennent de l’espace en ville et imposent un usage. Amazon qui supprime des boutiques d’objets, Deliveroo qui nous éloigne des restaurants et des terrasses et supprime un usage, un plaisir et un savoir-faire purement européen.
Il se passe la même chose avec Gorillaz et les nouveaux services de courses en 10 minutes qui impactent fortement les commerces de proximité. Ils investissent massivement pour acheter des m2 pour en faire des supérettes qui ne sont pas accessibles aux visiteurs et aux piétons. On supprime des espaces physiques et des interfaces physiques entre le commerce et le passant. Tout cumulé, on rend impossible la flânerie dans la ville, on crée des villes où il n’y a plus rien à faire sur-place.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous semble problématique avec le numérique californien ?

Kevin Echraghi : Cette vision du numérique est pensée de manière hors-sol, pour convenir à 3 milliards d’individus partout dans le monde sans prendre en compte le fait qu’ils fonctionnent avec des cultures différentes, sur des territoires de formes différentes.
Le déplacement rapide et efficace d’un point A à un point B comme proposé par Google Maps est évidemment parfait pour des grandes villes américaines super étendues, pensées pour la voiture et avec un seul centre-ville, avec très peu de magasins de proximité.
Dans ce cadre, la smart-city aujourd’hui, c’est quoi ? C’est une vision livrée clé en main par les GAFAM (ndlr. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou les BATX (ndlr : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), qui n’est pas du tout adaptée aux coutumes, aux histoires, aux formes des villes non-américaines ou chinoises.

Peut-on prédire de futurs bouleversements que les services numériques pourraient apporter à nos villes ?

Antoine Mestrallet : Michael Jones, l’un des anciens CTO de Google, disait que dans le futur, on allait se sentir chez soi partout, que ce soit à Tokyo, Los Angeles ou Jakarta.
D’un point de vue purement économique, si on uniformise complètement toutes les villes, les services, les usages, il n’y a plus aucune raison de venir les visiter, d’y avoir des activités, ou d’y vivre.

Cette uniformisation par les services numériques peut être en partie responsable des grandes métropoles. L’uniformisation de la ville fait qu’il n’y a plus aucune valeur ajoutée à vivre dans une grande métropole. C’est déjà en train de se passer.

Tout ce qui fait l'intérêt de vivre à Paris, sa vie sociale, ses commerces, disparaît. Si on prend cette trajectoire et que toutes les villes s’uniformisent en terme de services et de modes de vie, si on passe tous nos soirées chez nous à commander un repas sur Deliveroo, à regarder un film sur Netflix et à se faire librer nos courses par Gorillaz, on peut tout à fait faire la même chose ailleurs dans une ville plus petite.

Kevin Echraghi : On voit très bien comment les outils numériques peuvent changer ce qu’on trouve dans la ville, mais il faut aussi réaliser qu’ils pourraient bien changer la forme même que prend la ville. La voiture autonome par exemple, qui s’annonce imposée à tous sans débat démocratique, préfère les villes américaines conçues sur un plan quadrillées parce qu’elle a été entraînée là-dedans. Elle n’aime pas les pavés, elle n’aime pas les places, elle n’aime pas les rues qui se coupent dans tous les sens comme on les a à Paris. Si on veut accueillir la voiture autonome à Paris, il faudra sans doute revoir totalement les voies de circulation.

Vous pensez qu’il est possible d’imaginer des numériques alternatifs et positifs ?

Antoine Mestrallet : Le motto de Facebook, “move fast, break things”, illustre bien la pensée actuelle qui entoure la création et l’implantation des outils numériques en ville. On casse des modèles mais on ne pense pas ce qui peut venir les remplacer. Il nous faut arrêter de créer du numérique sauvage mais se ré-orienter vers un numérique pensé pour s’inclure dans la ville.
Il y a plein d’outils à inventer pour mieux utiliser le numérique et développer une vision de la ville plus proche de ce que recherchent vraiment les citoyens.
Il faut se poser la question du modèle de ville vers lequel on veut tendre ? Est-ce qu’on veut une ville pensée comme une usine, ou est-ce qu’on veut une ville avec des jardins, des odeurs, des surprises, etc. ?
Notre appli Dérive est un exemple de service numérique pensé pour Paris et d’autres villes européennes qui ont une tradition de flânerie.

Dérive est une boussole numérique qui indique uniquement à l’utilisateur l’adresse choisie, la direction et la distance qui l’en sépare. Pas d’itinéraire le plus efficace suggéré ni imposé : chacun choisit le chemin qui l’inspire. Dérive aide à redécouvrir ce que les applications de déplacement nous ont fait oublier : intuition, surprise, confiance en l’autre, orientation et désorientation, tout en captant le minimum de données et en étant extrêmement légère.

Kevin Echraghi : Il faut sortir du numérique hors-sol et uniformisé pour produire du numérique pertinent. Il n’y a pas encore beaucoup d’exemples concrets sur lesquels s’appuyer puisque c’est encore un champ assez neuf.  On découvre au fur et à mesure qu’on avance des initiatives et des exemples sympas.

Si on change ce paradigme, on peut réaliser que le numérique est un outil formidable pour recréer de la différenciation entre les villes, de recréer du caractère et des modes de vie différents de Paris à Marseille, à Stockholm et à San Francisco.

Quand une grande métropole veut promouvoir et développer un usage du numérique sur son territoire, elle doit cesser de regarder ce qui a été fait ailleurs mais plutôt penser des services spécifiques à elle-même en fonction de ses savoir-faire, de sa conception du territoire et de ses besoins réels. On ne peut pas, pour Paris, recopier un service inventé et appliqué à Sydney.

Quoi qu’il en soit, on doit se rendre compte que le numérique a un impact sur la ville mais aussi qu’on ne peut pas être urbaniste ou architecte et raisonner comme si ce numérique et les usages qu’il a créés n’existaient pas. Uber, Google Maps, Deliveroo doivent être pris en compte, soit pour favoriser certains types d’usages, soit pour les empêcher ! On peut vouloir créer une ville de la flânerie d’un point de vue urbanistique, si au final on se balade dedans avec Google Maps, le concept initial n’aura servi à rien.

Dans la mesure où des services comme ceux de Google Maps sont déjà hyper-généralisés, on est donc condamnés à concevoir des villes sans flânerie ?

Kevin Echraghi : Si on veut repenser des villes pour la flânerie, il faut également concevoir des services concurrents à Google Maps qui incluent la flânerie dans les déplacements, comme Dérive. Ces services concurrents et positifs restent à inventer mais pour qu’ils émergent, il faut revoir nos modèles d’organisation des entreprises. Est-ce que le modèle de la startup qui souhaite conquérir le monde est un bon modèle ?
Pour l’instant, le modèle dominant est celui des gladiateurs.10 boites se lancent en même temps sur un marché, chacune se fait injecter des sommes astronomiques jusqu’à ce qu’elle arrive à étouffer toutes les autres et prendre un monopole ou un quasi-monopole. A partir de là, elle fait ce qu’elle veut. D’autres types d'organisations avec des ambitions différentes, qui ne veulent pas dominer le marché à l'échelle mondiale, qui ne souhaitent pas lever des milliards, pourraient amener quelque chose de plus positif.

Si on doit abandonner l’idée de voir naître un jour la smart-city, vers quel idéal peut-on tendre en tant que citoyens ?

Kevin Echraghi : On n’est pas obligés de renoncer en bloc à la notion de smart city. Seulement, il faut accepter l’idée qu’il y n’y ait pas UNE smart-city mais DES smart-cities.
On peut espérer voir émerger des smart cities avec de la divergence, de la variété.
On peut, par exemple, imaginer une smart-city spécifiquement parisienne, en fonction des usages réels des parisiens. L’idée commence d’ailleurs à émerger ailleurs dans le monde. Sénamé Koffi (ndlr : chercheur en architecture et anthropologie, fondateur du WoeLab à Lomé, Togo) par exemple réfléchit à la manière dont l’Afrique peut concevoir une smart-city spécifiquement africaine.