Emma Vilarem, Docteure en neurosciences cognitives et co-associée de l’agence [S]CITY, nous montre une autre voie pour concevoir les projets urbains. Complémentaire. Où la marchabilité, l’attachement à son quartier, la prise en compte des émotions, constituent les ferments bien plus structurants et porteurs de sens pour les habitants, que la réglementation, vectrice de déshumanisation, compensée par une logique de moyens, nous aspirant dans un puit sans fond.

Quelle formation as-tu suivi ? Quels grands principes, lignes directrices en as-tu conservé ?

J’ai suivi un master et réalisé une thèse en neurosciences cognitives, à Aix Marseille puis à l’ENS à Paris. C’est durant ma thèse que j’ai commencé à m’intéresser à la question de l’environnement urbain (et où j’ai rencontré les équipes de (S)CITY en 2016). Cette discipline s’attache à comprendre le fonctionnement du cerveau humain. Quel lien y a-t-il entre le fonctionnement du cerveau et nos comportements ? Je me suis plus spécialement intéressé aux informations sociales. Ce que les autres ressentent, ce qu’ils expriment. Ce qu’ils pensent. Comment notre cerveau utilise ces informations pour savoir comment agir. Très concrètement : comment notre cerveau fonctionne pour savoir où t’assoir quand tu rentres dans un bus. Comment ton cerveau utilise les informations liées aux gens autour de toi pour décider où tu vas t’assoir, en l’espace d’une demie seconde. La ligne directrice de mes études a été de chercher comment notre perception de l’environnement influence nos actions. On retrouve ce principe chez (S)CITY : comment le cerveau fonctionne et comment cela se traduit dans nos comportements.

Enfant, quelles étaient tes aspirations ? Tes hobbies ?

Je m’intéresse depuis toujours aux émotions. Et le sujet social au sens large. La cognition sociale c’est-à-dire tout ce qui se passe quand on est en interaction avec les autres. Et puis, dans les environnements urbains, il y a une part émotionnelle qui n’est pas sondée. On ne lui donne pas la crédibilité qu’elle devrait avoir. Car tout le monde ressent des émotions. Cette part émotionnelle n’est pas sondée aussi parce qu’on manque d’outils pour le faire.

Comment es-tu venue à t’intéresser à l’architecture et à l’urbanisme ?

Dans ma thèse je me suis intéressée aux environnements écologiques, au sens de la recherche sur le comportement humain. Par exemple, pour matérialiser l’émotion, on met des gens face à un écran noir. Un visage émotionnel apparait le temps de 250 milli secondes : colère, joie… Mais, dans le monde réel, les émotions ne flashent pas dans l’espace public. J’ai eu alors l’envie de mieux comprendre ce qui se passe quand on rentre dans un métro, dans un bus. De quelles informations sociales on a besoin pour agir. Je n’ai pas pu le mettre en application in situ dans la vraie vie. Mais l’envie était bien là et ne m’a pas quitté. Par ailleurs, je me suis toujours intéressé à l’architecture et à l’urbanisme. Un glissement s’est progressivement opéré. A la croisée entre mon intérêt pour le fonctionnement du cerveau, et pour la façon de concevoir des environnements urbains, des espaces publics qui facilitent le fonctionnement de l’humain.

Pourquoi avoir créé (S)CITY ?

En 2016, avec le co-fondateur de (S)CITY (nldr. Pierre Bonnier), on faisait partie de la même association qui réfléchissait à ces thèmes autour du cerveau, du comportement et de la ville. Deux autres personnes, qui sont devenues par la suite les deux autres co-fondateurs de (S)CITY , nous ont rejoint à ce moment-là : Alice Cabaret (par ailleurs urbaniste et fondatrice de l’agence the street society) et Guillaume Dezecache (enseignant-chercheur en psychologie). Et puis les attentats du Bataclan se sont produits quelque temps avant. Guillaume Dezecache s’est intéressé aux rescapés, à leurs réactions liées au danger. Et c’est cet événement qui nous a tous rassemblé au départ sur la pertinence de travailler le lien entre la ville et l’émotionnel. Pendant deux ans et demie on travaillait hors cadre et puis en 2019 on décide de créer (S)CITY . Alice Cabaret urbaniste, et nous trois, davantage issus des disciplines du comportement humain.

Es-tu étonnée par la façon dont sont conçus les projets urbains ?

Mon regard est biaisé car il est toujours axé sur le comportement, la santé mentale, le fonctionnement humain. Cette donnée est primordiale. Un projet peut être « magnifique » mais si pour une raison ou pour une autre les gens ne s’y attachent pas, ne le perçoivent pas comme aussi « beau », comme aussi respectueux de leur bien-être et de leur santé, qu’on a voulu le faire, alors cela ne fonctionne pas. Mon premier étonnement, c’est tout d’abord qu’il y a peu de gens issus de ma discipline autour de la table, qui prêtent attention au bon fonctionnement humain dans les projets. Les bureaux d’étude environnement ont fait leur place. Et c’est très bien. J’aspire à ce qu’il y ait aussi des bureaux d’étude en comportement dans les projets. Une anecdote m’a marqué. Je faisais une présentation de mon activité à des architectes dans le cadre d’un concours. Une question m’a surprise, interrogeant la plus-value de la lumière naturelle dans le projet, par rapport à la lumière artificielle. Hors, notre rythme biologique est calé sur les variations de la lumière naturelle. Intégrer cette donnée fondamentale de notre fonctionnement biologique dans les projets est crucial. Cela permet de faire des arbitrages éclairés (c’est le cas de le dire).

Quels sont les autres critères fondamentaux qu’il faut impérativement prendre en compte ?

La perspective, au sens de l’accès au ciel et à l’horizon. Le manque de perspective génère du stress, une forme d’oppression. La question sociale est également fondamentale. Maintenir l’activité sociale dans l’espace urbain, les socles actifs. Lorsqu’on marche dans une rue où il y a de l’activité, les gens sont plus tournés vers les autres. On rentre plus en contact avec les autres. Cela génère aussi un sentiment de sécurité de type « eyes on the street ». Une rue déserte, sans commerce, produit de l’insécurité. C’est aussi un enjeu de capital social : pouvoir tisser des liens (même superficiels) crée de la réassurance, du bien-être (qui sont autant d’économie réalisée en matière de force de police à mobiliser). Ce capital social, ces liens entre les gens permettent aussi de mieux encaisser les chocs de toute nature auxquels sont de plus en plus confrontés les villes (intempéries, grèves, attentats…). Davantage anticiper ces enjeux pour assurer la bonne santé mentale et physique des habitants.  Il ne suffit pas de faire une salle commune pour que les gens se rencontrent. C’est plus compliqué que ça. C’est l’un des défis des projets aujourd’hui : réaliser des sas de résilience. Et le lien social est l’un de ces sas.

Sur quels types de projets interviens-tu avec tes associés ?

On intervient en phase concours pour apporter notre expertise cognitive dans les projets urbains. Accompagner les équipes pour que les projets soient propices à la bonne santé mentale des futurs occupants. On intervient aussi en amont, en phase de maitrise d’œuvre urbaine pour poser soit un diagnostic de santé mental soit un diagnostic pour mieux comprendre ce que les gens ressentent dans tel ou tel contexte. Ces données sur l’impact du bâti sur le stress, ou sur le lien social… sont ensuite intégrées au projet au même titre que les données environnementales. Nous menons aussi des projets de recherche. On analyse comment les gens perçoivent, comprennent de manière intuitive un espace urbain. Par exemple pour la SNCF : qu’est-ce qu’on ressent quand on marche dans une gare ? Comment agencer l’espace pour générer moins de stress, de ressentis négatifs, plus de fluidité dans le parcours ? Avec Linkcity depuis 2019, on mène un diagnostic de santé mentale dans l’ancienne chocolaterie de Noisiel. On fait partie de l’équipe de maitrise d’œuvre et on produit des recommandations opérationnels pour le projet, en lien étroit avec le bureau d’étude environnement.

Qu'entendez-vous quand vous parlez de santé mentale?

Cela consiste à étudier les impacts d’un espace urbain ou d’un espace quel qu’il soit, sur les gens, sur leur bien-être. Avec l’idée que notre bien-être, s’il est altéré au quotidien par des espaces mal conçus, cela génère du stress, des troubles du comportement. Par exemple, le bruit récurrent finit par modifier le sommeil. Si le sommeil est trop altéré, ça nuit à notre bien-être, à notre humeur, à nos performances cognitives (par exemple se concentrer). A Noisiel on fait par exemple venir des gens pour mesurer leur ressenti du site, leurs performances cognitives (avant, après pour voir s’il y a un décalage). Dans un projet, on sait que tout est important : les perspectives, la qualité de l’air, la proximité avec la nature… Mais parfois on ne peut pas répondre à toutes les exigences. Ce qu’on fait à ce moment-là, c’est d’établir une hiérarchie en fonction des priorités des gens. Une hiérarchie qui renforcera l’appropriation du lieu et leur bien-être. Car chaque paramètre n’a pas le même poids quand on les mesure. En priorisant certains paramètres on sait qu’on va fortement conforter le bien-être, la santé mentale.

Trouvez-vous toujours votre place dans les équipes projets ?

On est une jeune structure. On doit faire notre place. La preuve de notre utilité dans les projets. On doit donc faire preuve de pédagogie et de pas mal d’humilité. Car on travaille avec des experts de leur discipline. Notre travail ce n’est pas de leur dire ce qu’ils devraient faire. Mais de prendre en compte une donnée supplémentaire. En la prenant en compte, cela bénéficiera aux habitants. Je n’ai donc pas vocation à remplacer l’architecte ou l’urbaniste mais à apporter un regard complémentaire sur les projets.

A quels types de difficultés êtes vous confrontées dans les projets ?

Certaines personnes sont perplexes quant à notre valeur ajoutée. Simplement parce qu’ils n’ont jamais travaillé avec d’autres agences en sciences cognitives. Mais dès qu’on montre quelques chiffres, l’impact de l’environnement urbain sur la santé mentale (par exemple les impacts de la pollution sonore sur le développement cognitif des enfants, la vie sociale sur le développement du cerveau), les gens comprennent vite les enjeux. Et personne après ça, ne m’a jamais dit : « vraiment ! Ҫa sert à rien ».

Penses-tu que les projets urbains doivent partir de l’espace public ? De cette relation entre l’espace-public et le bâti.

Il est fondamental de travailler la question du lien social dans les projets. Et l’espace public en est le terrain de prédilection. Une attention très particulière doit être portée aux espaces publics pour qu’ils n’oublient personne. Pour que tout le monde puisse les occuper. Où les gens peuvent à la fois se rencontrer et s’éviter. Tout le monde n’a pas envie d’être en permanence avec tout le monde. L’espace public devient un espace ressources dans des villes où la taille des logements n’est pas très grande. Si les espaces publics sont accueillants, ils permettent de développer des usages, des pratiques spontanées qui constituent des vraies soupapes pour les habitants. L’espace public peut être tout à fait un sas de résilience comme je l’exprimais plus haut. Les gens sont attachés à leur chez soi. Mais si on travaille les espaces publics de manière plus accueillante, on observera le même attachement. L’espace public est un facteur clé pour améliorer le bien-être des gens. En la matière, le sentiment de contrôle est fondamental, le bien-être des individus est souvent lié au fait qu’ils aient un sentiment de contrôle sur ce qui leur arrive. Pour l’espace public, c’est pareil. Plus on laisse de marge de manœuvre, de capacité d’improvisation aux gens, plus les gens développent un attachement au lieu, plus ils rencontrent d’autres gens, ainsi qu’une responsabilité dans son bon entretien. Il faut donc pour toute démarche partir des gens. Cela peut paraitre naïf mais c’est la condition primordiale pour réussir les projets.

Lorsqu’on parle d’activation des rez-de-chaussée, qu’est-ce que ça t’évoque ?

L’activation des rez-de-chaussée favorise les rencontres. Le lien social se crée aussi dans les rencontres brèves et imprévues. Par exemple, des études montrent que les quartiers qui sont les plus marchables – composés de commerces, services et équipements de proximité – sont plus résilients. Les gens supportent mieux les chocs. La marchabilité entraine des opportunités de rencontres qui créent du lien, de l’affect entre les gens. L’autre n’est plus un étranger. Il y a davantage de solidarité et d’entraide. Et des études comparatives entre des villes montrent que plus il y a de lien entre les gens, plus les quartiers sont résistants en cas de crise. Moins il y a de lien entre les gens, plus les crises sont fortement subies. Il y a un exemple tout bête : j’habite ordinairement un quartier très animé où je n’ai jamais ressenti le sentiment d’insécurité, même la nuit. Hors, pendant le confinement, les rues étaient désertes, et j’éprouvais une certaine angoisse, même la journée. On appelle ça la « surveillance sociale informelle » : le fait que quand il y a des gens autour de toi, il y a une surveillance qui se met en place. Untel regarde untel qui regarde untel. Une auto-surveillance informelle se met en place. Qui nous rassure (et qui quelque part fait faire des économies à la collectivité, en matière de caméra de vidéo surveillance, de forces de police mobilisées…).

Mickael Labbé, philosophe et architecte, ressent une forme de honte, d’infidélité à lui-même quand il fréquente des espaces requalifiés, certes agréables à première vue, pourvus de café et d’espaces verts, mais qui suppriment le mobilier urbain, installent des dispositifs anti SDF etc. Tu partages son point de vue ?

Oui complètement. Cela s’appelle la « catégorisation sociale » : comment notre cerveau traite les informations liées au groupe social. Quand on rencontre quelqu’un, notre cerveau le labellise, l’étiquette automatiquement. Si tu es de mon groupe, je vais être clément, tolérant. Si tu n’es pas de mon groupe, je vais être moins tolérant. Je vais te trouver moins beau, moins intelligent, moins sympa. Notre cerveau a ce fonctionnement qui est un peu ancré : « us versus them », nous contre eux. Il faut évidemment lutter contre cette catégorisation. En faisant des espaces que tout le monde peut occuper. Les dispositifs anti SDF renforcent le penchant de notre cerveau à la catégorisation, à ne pas côtoyer ceux qui ne sont pas comme nous. Et cela entraine une forme de déshumanisation. A force de ne plus les côtoyer, on finit par les considérer moins humain que nous. Ces dispositifs créent un fossé de plus en plus large entre eux et nous. Ils sont invisibilisés. Et à force de ne plus les voir on se déshabitue d’eux. Et lorsqu’on les voit, on finit par avoir une attitude de rejet tant on s’est déshabitué d’eux.

L’espace public est source de tensions contradictoires en ce moment. Après avoir été salué pendant le premier confinement comme un espace ressource pour les habitants, il est aussi très malmené : attentats, couvre feu, incivilités de toute sorte. Crains-tu que son accès soit de plus en plus réglementé ?

Il y a un lien assez fort entre l’incivilité et le capital social. Une façon de mesurer le capital social consiste à demander à un habitant : « ferais tu confiance aux personnes qui sont dans ta rue ? ». Plus la confiance est élevée, plus l’entraide, le partage sont inhérents à la vie du quartier. Plus la confiance est forte, moins il y a d’incivilité. Car les gens sont investis dans la vie de leur quartier et n’ont donc aucun intérêt à le détériorer. Au lieu de réglementer, il vaudrait mieux prendre le problème en voyant comment les gens peuvent développer un attachement fort à leur quartier, à leur voisinage. La réglementation, la punition ont une portée limitée et demandent des moyens conséquents. L’attachement par contre, ça ne coute rien et c’est bien plus efficace.