Kenneth Balfelt est un artiste danois qui conçoit et réalise les espaces publics avec les marginaux qui vivent dans la rue. Avec comme enseignement central : les personnes marginalisées et les SDF utilisent l’espace public comme d’autres utilisent leur salon. En découle une démarche où désapprendre, faire preuve d’humilité quant aux solutions, constitue un élément déterminant à la réussite des projets. La démarche infuse ensuite auprès de tous les publics concernés (riverains, commerçants, comités de quartiers, policiers…) qui apportent chacun leur brique à l’édifice. À des années-lumière des espaces publics que nous cotoyons tous les jours, dont les objectifs cachés sont d’en exclure ceux qui ne nous ressemblent pas.

Quel est votre parcours ?

J’ai travaillé pendant onze ans dans le marketing pour différentes entreprises danoises. Puis un jour, j’ai décidé de quitter mon emploi pour devenir un artiste. J’ai intégré le Goldsmiths College à Londres pour suivre une formation. Pendant mes études, je me suis rendu compte que je voulais travailler dans la « vraie vie » plutôt que de réaliser des performances et des installations. Je souhaitais utiliser l’art comme une méthode, une stratégie, comme une façon d’expérimenter et de développer des situations.

Quand je suis rentré au Danemark, j’ai été invité à un projet d’exposition d’art où j’ai créé une salle de shoot pour toxicomanes à l’échelle 1:1 dans un bunker près de la gare centrale. Les salles d’injection n´étaient pas légales au Danemark à cette époque. Ce fut un tournant, car j’ai pu voir le potentiel de l’art pour engager et développer des situations réelles. J’ai vu comment je pouvais alimenter les débats avec une expérience physique, tactile et sensorielle.

Je porte un grand intérêt aux personnes marginalisées, aux toxicomanes, aux alcooliques, aux sans-abris. J’ai passé de nombreuses années à travailler avec elles et il y a beaucoup de choses à améliorer dans ce domaine.

Selon vous, qu’est-ce qui est important pour les personnes marginalisées par rapport à l’ espace public ?

Tout d’abord, ces personnes ne sont pas incluses dans le développement urbain alors que ce sont des experts, des super-usagers de l’espace public. Personne ne leur parle. Ils vivent un style de vie différent du nôtre, les gens ne comprennent pas vraiment leurs besoins. Par exemple, si je dois faire un espace public pour vous deux, je connais grosso modo votre mode de vie, vos pratiques, parce qu’ils sont assez similaires aux miens. Nous nous promenons dans la rue. Nous allons boire un café. Nous allons dans les commerces… Alors que les besoins des personnes en marge sont différents. C’est pour cela que nous avons intitulé notre rapport « La ville comme salon »(1). Car nous avons compris en discutant avec ces personnes que l’espace public est leur salon. Tout ce que nous faisons dans notre salon à la maison, elles le font dans l’espace public.

La deuxième chose, c’est que je pense que ces personnes ont les mêmes droits que n’importe quel autre citoyen. Nous avons tendance à oublier cela, car notre société les repousse.  Il est important de prendre en considération leurs besoins. Il faut trouver un compromis entre les différents groupes d’usager de l’espace public.

Pourriez-vous nous donner un exemple de projet ?

Prenons le projet d’Enghave Minipark (2) dans le quartier de Vesterbro à Copenhague. Les personnes présentes sont dépendantes à l’alcool. Nous avons surnommé ce groupe « les buveurs de bière ». Elles occupaient une belle place, agréable. C’est au même moment que le projet d’une nouvelle station de métro est arrivé. Ils ont été expulsés. J’ai décidé de faire un projet avec eux pour leur trouver un nouveau site dans les environs.

Tout d’abord, nous leur avons suggéré plusieurs sites que nous avions pré-sélectionnés avec le Comité Local (3). « Cet endroit est sur le territoire d’un autre groupe ». « Vous ne pouvez pas être ici » m’ont-ils dit. « Nous avons été ici dans le passé et les habitants ont signé une pétition pour nous chasser donc nous n’aimons pas cet endroit », ont-ils ajouté à propos d’un autre lieu. Un autre endroit était trop loin du kiosque où ils ont l’habitude d’acheter des bières bon marché. Nous ne savions pas tout ça ! Du coup, ce sont eux qui ont fait une suggestion. Moi-même, qui suis habitant du quartier et qui travaille dans l’aménagement urbain, et les autres intervenants, nous n’avions pas pensé à ce site. Il s’agit en fait d’une petite bande le long de la rue. Ils aiment cet endroit car il y a de la végétation. Il est à proximité de leur kiosque et de l’ancien endroit où ils étaient. Il est suffisamment éloigné des résidences d’habitation pour ne pas déranger les habitants. Ils ont trouvé le site idéal et la municipalité a donné son accord.

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Quels étaient les objectifs initiaux du projet ? Ont-ils évolué au cours du projet ?

Le fait est que je ne suis ni architecte ni urbaniste. Je suis un artiste. Donc, quand je me lance dans des projets comme celui-ci, je suis stratégiquement non préparé. J’ai appris en faisant des œuvres d’art, que ce soit de la peinture ou une autre discipline, que vous ne pouvez planifier qu’une partie du résultat, le reste vient dans le processus. Lorsque vous travaillez avec des personnes dans un contexte que vous ne comprenez pas, comment pouvez-vous planifier quoi que ce soit ? J’ai donc passé de nombreuses années à désapprendre à avoir des idées, à développer des concepts pour pouvoir me concentrer sur la compréhension du contexte. Quand je suis allé à la rencontre des usagers d’Enghave Minipark, j’ai essayé d’être présent, attentif à ce qui se passait. C’est une méthode. Je me suis rendu dépendant des gens dans leur contexte. J’avais besoin d’eux pour réaliser le projet. C’est le processus qui a fait le projet.

Quelles sont les étapes qui ont précédé les ateliers ?

Les ateliers sont les étapes. Chaque atelier avec les usagers est une étape dans la compréhension du contexte. Lorsque vous impliquez les habitants, les usagers, normalement, vous organisez une ou deux grandes réunions publiques. Pour ce projet, nous avons fait de nombreuses réunions.

Nous avons aussi été complètement transparent. Je leur ai tout dit : le budget, les échanges avec la municipalité et le voisinage, les contraintes réglementaires… La transparence et l’organisation de nombreuses réunions nous ont permis de construire progressivement le projet ensemble.

Qu’en est-il ressorti ? D’une part, le groupe des « buveurs de bière » savait qu’il était impliqué. Ils participaient à part égale aux décisions. D’autre part, le projet s’est dessiné tout seul. Pour eux c’était évident. Et je le mets en œuvre dans différents projets dorénavant. Lorsque vous comprenez le problème, vous pouvez trouver une solution. C’est évident, mais ce n’est pas toujours ce que nous faisons avec les architectes. J’ai participé à de nombreux concours avec des architectes. Ils n’ont pas vraiement le temps d’étudier le contexte, de se rendre sur place. Les délais sont trop courts.

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Depuis que le projet est terminé, avez-vous eu des retours des « buveurs de bière » ?

Oui, le projet est un vrai succès. Les « buveurs de bière » sont très contents et ils ont  aussi participé à la construction du mobilier urbain.

Chaque acteur du projet – usagers, architecte, urbaniste, mon équipe- s’est totalement approprié le projet : chaque pierre, chaque morceau de bois, chaque couche de peinture. Nous avons complètement intégré le contexte. Ce que j’ai compris avec le projet Enghave Minipark, c’est qu’on peut en fait traduire notre compréhension du contexte en projet adapté aux besoins. La dimension formelle, spatiale d’un projet n’est qu’un élément parmi d’autres. Vous pouvez avoir la plus belle forme du monde, cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit adaptée aux besoins.


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Et les habitants du quartier ?

Ils sont tout aussi importants pour moi. Nous sommes aussi allés à la rencontre des riverains pour comprendre leurs besoins. Les gens avaient toutes sortes d’inquiétudes. Nous avons tenu une réunion publique, mais pas comme nous le faisons habituellement, pour défendre ou vendre un projet, mais plutôt pour obtenir leur adhésion. Mon seul ordre du jour était de faire en sorte que ce projet fonctionne. Je n’avais pas d’agenda professionnel ou d’agenda politique. Et je pense que cela fait une grande différence.

Nous avons également utilisé un journal local, un film Youtube et une page Facebook pour communiquer sur le projet. Nous avons aussi eu une inauguration avec 200 personnes, des gens du quartier, des curieux, des sympathisants, des gens qui avait compris l’intention du projet. Nous avons donc essayé d’être ouverts à tout le monde. Le projet concerne le groupe des « buveurs de bière », mais aussi les riverains, les commerçants et même la police.

D’ailleurs, après avoir terminé le projet, trois gangs ont essayé de prendre le contrôle d’Enghave Minipark mais la police les a chassé. Comme nous étions en contact avec la police durant le projet, ils ont bien compris les enjeux. Et de notre côté, nous avons mieux compris le sens de leur mission. Nous avons donc fait le pont entre les usagers et la police.

Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

La plupart des méthodes que nous utilisons et enseignons aujourd’hui provient de ce projet. Mais aussi du projet Folkets Park dans le quartier de Nørrebro qui fut notre premier contrat avec la municipalité.

Pour moi, les principaux enseignements sont les suivants :

– il faut interroger les habitants sur leurs besoins, sur leur analyse de la situation, et ne pas leur demander les solutions et les idées trop tôt.

– il faut faire des réunions d’1h30 avec les habitants en petit comité, de trois à cinq personnes. Et toujours être au moins deux personnes pour animer. L’un se concentre sur les conversations et l’autre prend des notes. Souvent, nous nous rendons compte que nous n’interprétons pas les choses de la même manière, alors on en discute.

être explicite

intégrer les aspects sociaux et organisationnels (maintenance, police, travailleurs sociaux…) et pas seulement les aspects spatiaux.

activer un site par les habitants eux-mêmes, en partageant avec les autres habitants les usages du site. Par exemple à Enghave Minipark nous avons organisé une inauguration, une grande fête. Si vous avez un évènement où tous les gens, « buveurs de bière » et habitants, passent du bon temps ensemble, alors ils se reconnaissent par la suite et cela crée un sentiment de sécurité.


CREATEUR D’AMOUR

Qu’est-ce qui est fondamental de comprendre concernant votre mode de fonctionnement, pour les acteurs publics, les architectes, les urbanistes ?

C’est une question très intéressante car nous avons passé six mois à élaborer le contrat avec la Ville de Copenhague pour le projet Folkets Park. Je me suis dit : «je suis un artiste et maintenant je vais être sous contrat ?! ». Et quand vous êtes sous contrat, vous devez faire ce que le client veut. Mais ce n’est pas comme ça que les artistes fonctionnent. Donc je leur ai dit « si vous voulez les résultats que nous avons eu sur les autres projets, vous devez nous laisser de l’air ». Donc, dans le contrat, il est spécifié que nous devons faire preuve d’intégrité à 100% personnellement et professionnellement. Ils ne peuvent donc pas nous demander quoi que ce soit que nous ne voudrions pas faire. Il y a aussi un paragraphe dont je suis fier, où il est écrit que nous travaillons pour créer plus d’amour et de communauté. A chaque projet nous créons un nouveau processus. On ne sait pas vraiment comment cela va se passer. Le client se base donc sur notre expérience.

Le sens du contrat est le suivant : nous voulons faire quelque chose ensemble, qui soit professionnellement bon. Nous ne le faisons pas pour être fiers de nous. Nous le faisons pour créer de la qualité.