Dystopie : société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné (Larousse).

Les safe cities s'échappent des œuvres de science-fiction pour s'ancrer dans le réel. Les réseaux numériques scrutent nos villes et nos comportements dans l'espace public, soulevant - en même temps - défiance et assentiment général.

Les crises accélèrent le virage sécuritaire de la smart city, c'est ce que nous avons évoqué dans le 1er volet de notre trilogie consacrée à la safe city. La crise sanitaire n'a pas dérogé à la règle : le passe sanitaire et l'application "Stop-Covid" (devenue Tous Anti-Covid après un 1er fiasco - seulement 3,5 % de la population l’ayant téléchargée) en témoignent. Si certains s'y sont pliés de bonne grâce, santé oblige, d'autres s'interrogeaient sur ce qui était perçu comme un abus de pouvoir ou une privation de liberté.

Les caméras de surveillance, entrées dans les mœurs, avaient réussi à se faire oublier. Mais la crise sanitaire a réveillé les inquiétudes. "Avec la smart city, la ville est devenue un espace de traçabilité des individus. Et l’infrastructure de surveillance est portée par chacun d’entre nous avec notre téléphone portable", remarquait déjà en 2017 Régis Chatellier, chargé d’études prospectives à la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL). Les citoyens ont pris conscience que la cyber-surveillance ne concernait pas que les délinquants mais pouvait s'appliquer à l'ensemble des citoyens, partout et tout le temps. Qu'ils y consentaient mêmes en portant sur eux ces petits terminaux numériques mobiles que sont les téléphones portables.

All caméras are bastards ?

Jusqu'à présent, les caméras de surveillance – même omniprésentes – étaient plutôt bien accueillies voire réclamées. On édulcorait le côté obscur de leur force par d'audacieux euphémismes : "vidéo-protection" ou encore "vidéo-tranquillité". Peut-être passaient-elles d'autant plus inaperçues que leur efficacité demeurait relative. Le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste de la sociologie de la délinquance et des politiques de sécurité, publie en 2018 Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance et souligne que seulement 1 à 2 % des affaires de police ont été résolues grâce à la vidéo-surveillance.

Le "progrès" technologique pourrait cependant changer bien des choses. Le chercheur de la CNIL affirme aussi : "Cette technologie n’en est désormais plus à ses balbutiements. Les enjeux de protection des données et les risques d’atteintes aux libertés individuelles, que de tels dispositifs sont susceptibles d’induire, sont considérables, dont notamment la liberté d’aller et venir anonymement." Avec la Quadrature du Net (association qui défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique) et la Ligue des droits de l'homme, la CNIL s'oppose aux dérives de la safe city. Un réseau d'activistes du net en dénonce la dimension dystopique et cartographie les projets de vidéo-surveillance algorithmique en France.

C'est moins la caméra qui compte que la superformance du traitement des données, la fameuse intelligence artificielle techno solutionniste. C'est d'ailleurs pour cela que capteurs ou téléphones portables participent, à l'égal des caméras, au dispositif transversal et intégré de la safe city. L'analyse des datas croise par exemple reconnaissance faciale, capteurs sonores, orientation et vitesse des déplacements...

Dystopie façon Minority report ?

Il n'y a pas que les grands événements parisiens (jeux Olympiques par exemple) qui accélèrent le tempo. A l'été 2020, France 3 Midi Pyrénées cite les nouveaux équipements et partenariats de Toulouse, Millau, Montauban et Montpellier. Toulouse dote ses caméras d'un logiciel capable d'identifier les mouvements anormaux. Millau a verbalisé des manifestants, le lendemain du déconfinement, par le seul truchement de la reconnaissance faciale avant de perdre en justice en 2022. Corinne raconte à la télé locale : "Il y avait une voiture garée, avec deux policiers. Ils n’ont pas bougé et n’ont rien dit. On avait l’impression que tout allait bien". A Nîmes, la commune utilise le logiciel de la reconnaissance faciale automatisée "Briefcam" A Montauban et Montpellier, la police utilise "Map Révélation" une application de police prédictive…

A l'instar de FaceBook qui nous conforte dans une bulle, l'algorithme se nourrit de lui-même et part en vrille, en cercle vicieux. "Il faut porter une attention particulière au traitement des données. Par exemple, en matière de délinquance et de criminalité, la police prédictive se base sur le traitement de données passées pour anticiper des faits et prédire les endroits où il faudra agir. Des forces de l’ordre seront alors déployées en nombre dans les zones désignées. " précise Myrtille Picaud,

"Cela induit un surcontrôle, donc une augmentation des données concernant la zone qui vont nourrir l’algorithme, ce qui aboutira à une surenchère des contrôles et ainsi de suite."

La chercheuse du LATTS explique que les caméras des pouvoirs publics ne font que s'ajouter aux innombrables des gares ou des centres commerciaux. Tout un réseau privé/public déployé sur la ville.

Dans les faits, la safe city se généralise en tant qu'"innovation", une nouvelle aménité urbaine à l'instar des réseaux d'eau, de gaz, d'électricité et du service ou du confort de l'expérience utilisateur. Dans le débat public, trop souvent inaudible, elle reste un vrai sujet.