France Culture a réalisé un podcast en quatre épisodes sur le périphérique. Je veux propose quelques morceaux choisis de l’épisode 1 « quoi de neuf à la frontière ? ». Ce premier épisode s’intéresse avant tout au contexte social, politique et économique qui a contribué à la construction du périphérique.

Le périphérique est inauguré en 1973. Très vite il va engendrer de nombreux problèmes : pollution sonore, pollution atmosphérique et surtout une immense balafre dans le paysage. Une frontière infranchissable au propre comme au figuré. Alors qu’il devait fluidifier le trafic avec sa route sans feu rouge, il a au contraire fixé une limite concrète entre les populations de part et d’autre du périphérique. « Il est comme une douve » pour François Chaslin, critique d’architecture, qui voit dans le périphérique « un moyen pour Paris de se protéger de sa banlieue, de la refouler ». L’une disant clairement à l’autre : « on ne veut pas de vous ici ».

Paris et sa banlieue : destin lié ?

Nora Hamadi, journaliste, habitante d’Ivry sur Seine.

« On est dans un territoire qui est une cicatrice de la désindustrialisation. Il y a un barber shop qui est en quelque sorte le nouveau kebab. Y’a un coréen, une boucherie. On va avoir une agence immobilière ce qui en dit long sur la gentrification. On me fait souvent cette réflexion : « ah ben c’est moche ! ». Mais moi je ne vois rien de moche en fait. Je vois beaucoup de vie. Je vois des vagues migratoires. Je vois des histoires qui viennent se nouer sur un seul et même territoire. Je vois des villes-monde en fait. J’ai une vraie tendresse pour ces espaces du rien. Des nationales qui coupent des zones industrielles.

Derrière chez moi il y a la ZAC des Ardoines qui est une emprise avec de nombreuses zones logistiques, qui fournissent les petits magasins parisiens. Avec pleins de mecs qui font les trajets jusqu’à Paris. Qui livrent en mode Amazon. La logistique de proximité. Paris sans sa périphérie au sens large n’a que trois jours d’autonomie. Paris sans ses emprises, Paris sans ses banlieues, Paris sans ses périphéries (qui vont jusqu’à la baie de Somme), ne vit pas. Heureusement qu’elle a sa banlieue pour se débarrasser de ses déchets. Je vis à côté de l’incinérateur d’Ivry qui reçoit les déchets de Paris. Et on a des études qui ont été faites sur les rejets de l’incinérateur. Pour ceux qui ont des poulaillers, ils n'ont pas le droit de manger les œufs des poules. C’est ça en fait l’emprise de Paris. C’est aussi nos morts. Les cimetières parisiens sont à Ivry. Ce sont des périmètres qui sortent de la souveraineté municipale. Paris a la main sur notre territoire à nous.

Paris c’est la Ville Lumière. C’est la ville qu’on montre. C’est la carte postale. Sauf qu’il y a une hyprocrisie totale. Pour qu’il y ait de la noblesse, il faut qu’il y ait du tiers état. Et nous sommes le tiers état. Pour qu’il y ait Paris, il faut qu’il y ait sa banlieue ».

« Profiter de Paris c’est comme faire un hold up »

Une habitante de Lonjumeau

« Ma cartographie quand j'étais jeune, ce n’était pas Paris. Ma cartographie c’était le centre commercial le mercredi à Thiais ou le centre commercial Evry 2. Il faut se souvenir qu’à l’époque le Pass Navigo c’était la Carte Orange qui n’était pas dézonée. Et donc j’avais une Carte Orange zones 4-5. Dans mon souvenir un aller-retour pour Paris c’était 20-25 francs. C’était hyper cher.

L’ancêtre de Parcours Sup, c’était Admission Post Bac (je ne demande que des facs parisiennes). Et là un système d’assignation institutionnel m’envoie à la fac à Evry Courcouronnes. Une fac de ville nouvelle pas terminée. C’était encore un terrain vague. Il n’y avait pas de bibliothèque. Dans une filière, AES, que je ne voulais même pas. Ҫa a été hyper violent pour moi. Tu cherches à sortir d’un système d’assignation à résidence. Tu as bien connaissance que tu pars de la cave. Et là bam ! Retour à l’envoyeur. Puisqu’on m’assigne, je me suis suis dit : « il faut que je me « désassigne ». En tant que femme, banlieusarde, maghrébine, à un moment il fallait que je joue au centre. Puisque je ne pouvais pas rentrer par la porte, je suis rentrée par la fenêtre, la cheminée. Un hold-up permanent en fait.

Soraya Kerchaoui-Matignon , productrice, ex-étudiante à Villetaneuse

J’avais été refusée à la Sorbonne. Je l’avais pris comme un énième affront de Paris. Je m’étais dit « ils ne veulent vraiment pas de moi ». J’étais très déçue. Je m’étais dit : « j’en serai jamais ». Mais, j’avais quand même envie d’en être. J’avais envie de m’émanciper. Et Paris me disait non. Je n’étais pas sectorisée à Paris. Et puis mon nom ne pouvait pas participer à l’excellence de la faculté... j’en sais rien. Je l’ai très mal pris. Je suis allée à la Fac de Villetaneuse, le cœur lourd.

Pourquoi cette assignation à demeure ?

Renaud Epstein, sociologue

« L’embourgeoisement de la capitale c’est une dynamique longue qui commence avec Haussmann et qui se diffuse très lentement d’est en ouest. Aux 18 et 19è siècles, Paris est une ville populaire et révolutionnaire. Le peuple concentré dans Paris se soulève régulièrement contre le pouvoir : que ce soit en 1789, 1830, 1848, 1870. La réaction du pouvoir est une réaction de crainte et de volonté de reconquête du cœur parisien pour prévenir les risques de la grande peur bourgeoise liée à la révolution de 1848. Et donc les grands travaux d’Haussmann qui débutent dans les années 1850, poursuivent à la fois des objectifs de développement économique, de modernisation urbaine mais aussi des objectifs de reconquête sociale. Expulser les pauvres vers les périphéries, du moins éviter de trop forte concentration d’un peuple insurrectionnel à proximité immédiate du Louvre et des lieux de pouvoir.  Les travaux d’Haussmann ont amplifié, accéléré une dynamique de déplacement des couches populaires vers les périphéries. Vers les nouveaux arrondissements qui ont annexé des communes périphériques : Belleville, Charonne etc etc.

La résistance des couches populaires

« La gentrification qui est une forme particulière d’embourgeoisement, s’amorce à Paris dans les années 1990. Sous l’effet d’une série de politiques publiques, de requalification des espaces populaires. D’implantation d’équipements culturels (l'Opéra Bastille par exemple). Cette gentrification se poursuit au début des années 2000 dans les communes de petite couronne. Comme Montreuil, Pantin, Aubervilliers… Cette gentrification ne doit pas nous faire oublier que Paris reste une ville populaire dans laquelle il y a certes de l’embourgeoisement mais qui conserve des bastions. Les boulevards maréchaux et les HLM font une couronne autour de la capitale. En 1982, Paris compte autant d’ouvriers que le Val de Marne. Encore aujourd’hui, les couches populaires résistent et ce processus lent de reconquête reste inachevé. Paris compte par exemple plus de 20% de logements sociaux. De toutes les global cities, Paris demeure une ville qui conserve en son centre des populations défavorisées. Une dualité entre une élite et un petit peuple au service de cette élite. Qui arrive encore à se maintenir le long du périphérique ».

La « premiumisation » de l'hyper centre

Jean-Christophe Bailly, écrivain

« On a l’habitude de dire que la France est le pays le plus centralisé d’Europe. Ce qui est vrai. Mais les premiers à subir les pesanteurs de ce centralisme ce sont les Parisiens (avant les provinciaux). Il y a toujours eu une opposition forte entre le pouvoir et le petit peuple de Paris, toujours prêt à s’insurger. Une contradiction entre le pouvoir central avec son arrogance et sa superbe, dont on voit la continuité tous les jours, et puis quelque chose de moins visible, une sorte de réinvention populaire, qui est de plus en plus limité territorialement dans le nord-est.

Ce n’est pas seulement l’embourgeoisement mais aussi des conquêtes qui sont d’une extrême brutalité. Si on prend l’exemple du cœur de Paris, le Pont Neuf, avec La Samaritaine qui était « parigo » : les Parisiens y allaient pour acheter un peigne, une brosse à dents, un jambonneau, un manteau... « On trouve tout à la Samaritaine » comme disait la pub. C’était un lieu issu du capitalisme du 19è siècle, mais c’était un lieu populaire. Un lieu fréquenté. Et puis de fil en aiguille, le magasin est tombé entre les mains de LVMH. On y trouve maintenant uniquement des produits de luxe. Comme dans tous les aéroports du monde. Fréquenté par la même clientèle. Transformé en un hôtel 5 étoiles, où la nuitée la moins chère est de 1100€. Embourgeoisement n’est donc pas l’expression la plus juste. Schéma identique avec la reprise de la Bourse du Commerce par le Groupe Pinault. On a la sensation d’être viré, exproprié. Ce n’est pas un idéal qui est avoué, exhibé, dit en tant que tel. Mais on a l’impression que le rêve c’est que Paris soit fréquenté uniquement par des touristes et habité par la classe dominante, mais plutôt du côté des décideurs. Et toute une armée de décideurs moyens. Tous ces gars en petit costard bleu qu’on voit le matin être angoissé d’être eux-mêmes, dans le métro (quand ils le prennent encore) ».